Dom Guéranger et l’oblature bénédictine aujourd’hui
texte extrait du site de l'abbaye de Ligugé (http://www.abbaye-liguge.com/uploads/47.pdf)
Extrait
Dom Guéranger est à l’origine du rétablissement de l’oblature dans l’Ordre de saint Benoît après plusieurs siècles d’interruption. Cette oeuvre a accompagné celle de la restauration de la vie bénédictine au 19ème siècle. Dom Guéranger était très convaincu de son utilité et a pris le temps de réfléchir à ce projet avec une grande prudence face aux évènements que la Providence a suscité en ce sens.
Il est important, dans un premier temps de revenir sur les sources de cette institution séculaire de l’oblature. Elles posent les bases d’une association entre les fidèles laïcs et les moines regroupés en communauté. Cette question reste d’actualité. Il sera utile de tirer les leçons de l’histoire et de l’intuition de Dom Guéranger, pour imaginer une progression dans l’association des laïcs à la vie monastique aujourd’hui.
I. La Règle de Saint Benoît
Le chapitre 59 de la Règle de saint Benoît (en abrégé RB dans ce texte) règlemente l’oblature des enfants qui sont présentés au monastère par leurs parents. Il y est décrit le rite de la déposition de la pétition rédigée par les parents avec l’offrande (celle du pain et du vin pour l’eucharistie) enveloppées avec la main de l’enfant dans la nappe, sur l’autel. Les enfants concernés ne portent pas directement le titre d’oblats et ce terme n’est en fait mentionné nulle part dans la Règle. C’est un véritable engagement monastique qui vise à assurer la stabilité de ceux qui se lient ainsi à la vie du monastère et qui ne peuvent revenir sur cet engagement à l’âge adulte. Sur ce point, la RB est plus sévère que d’autres règles antérieures ou contemporaines.
II. Jalons historiques
Notre propos concernant l’oblature séculière des adultes ne trouve donc pas son origine dans ce chapitre de la RB. C’est au XIème siècle que l’on voit apparaître dans les Congrégations d’Hirshau en Allemagne et de Cluny en France, des oblats adultes. Selon les propos de dom MP. Deroux, abbé de Ligugé en 1927, il semble que « la cause principale de l’introduction des frères convers et des oblats dans les monastères doive être cherchée dans la désaffection des moines pour le travail manuel ». L’investissement liturgique, notamment dans la Congrégation de Cluny, ne permettait plus le même rendement des moines dans les activités de travail manuel. L’introduction de famuli pour aider les moines dans leurs activités ordinaires est très probablement à l’origine du recrutement des oblats, sans être la seule. Les noms donnés à ces laïcs se joignant à la communauté monastique sont très variés : oblati, familiarii, fratres conscripti, laici conversi, prebendarii, donati, etc. et dénote des origines diverses. A Hirshau, au XIème siècle et dans la suite, « tous les laïcs vivent dans la clôture ou dans ses alentours. Ils sont vis-à-vis du monastère, dans une certaine dépendance et un lien religieux à peu près semblable les rattache sans qu’aucun d’eux ait un statut précis. » L’Abbé Guillaume d’Hirshau est à l’origine d’une première élaboration d’un statut pour tous ces laïcs joints au monastère. La relation de l’oblat au monastère reste souple : il fait don d’une partie ou de tout ses biens à la communauté ; il fait don de sa personne par une promesse d’obéissance à l’Abbé. Il est considéré comme faisant partie de la famille monastique. Mais l’Abbé peut le relever de sa promesse d’obéissance. Souvent le monastère confie des charges matérielles ou administratives à ces laïcs qui sont souvent des notables. Cette institution perdurera jusqu’au XVIème siècle. Elle perd progressivement toute vitalité avant de renaître sous une nouvelle forme au XIXème siècle.
III. L’oblature dans la Congrégation de France
L’histoire de la restauration de l’ancienne institution des oblats dans l’Ordre bénédictin au XIXème siècle est complexe. Nous ne voulons en donner ici le détail, mais simplement insister sur quelques dimensions de cette restauration pour alimenter notre réflexion présente. Un premier état du lien entre des laïcs et les monastères de la Congrégation de France se fit sous le mode de l’affiliation telle qu’elle se pratiquait dans d’autres ordres comme celui des Trappistes. Cette pratique était essentiellement spirituelle : elle assurait les personnes qui en bénéficiaient des prières du monastère à leur intention souvent comme un signe de reconnaissance.
Les premiers oblats, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, firent leur apparition en 1868. Ils sont appelés à s’inspirer de la Règle de saint Benoît, mais aussi des écrits de sainte Gertrude, et à suivre le calendrier bénédictin, spécialement pour les jours de solennités. Pourtant Dom Guéranger avait en tête un projet plus développé qu’il ne put jamais proposer dans toute son ampleur. L’expérience d’un lien privilégié entre le monastère de Sainte-Madeleine de Marseille et des prêtres du diocèse qui souhaitaient se structurer en confrérie invite Dom Guéranger à préciser que pour lui, l’oblature n’est en rien semblable à un tiers-ordre. Sur l’insistance maintes fois répétée de dom Le Menant des Chesnais, Prieur de Sainte-Madeleine, quelques temps avant sa mort, Dom Guéranger dicte une petite Règle pour les oblats en 1874. Ce texte vient d’être publié dans le Bulletin des Amis et Oblats de l’Abbaye Sainte-Marie de Paris. Dom Guéranger ne voit dans cette Règle qu’une ébauche d’un écrit plus important. Il disait lui-même à ce sujet : « Je veux quelque chose de grand, de solide, de beau, qui procure la gloire de Dieu » (lettre à Dom Gauthey, en 1974). Ce qui est le plus caractéristique dans cet écrit comme en bien d’autres de Dom Guéranger, c’est la largeur de vue du propos. Il ne s’agit pas de copier la vie monastique, mais d’être authentiquement chrétien « en s’appuyant sur les moines qui ne sont en réalité que des chrétiens parfaits attachés uniquement au Christ ». Le terme de « parfaits » concernant les moines est évidemment lié à la perception que l’on avait de la vie religieuse comme état de perfection. Ce qui est important ici, c’est de percevoir à quel point Dom Guéranger insiste sur la qualité de chrétiens tant pour les moines que pour les oblats. S’ils sont d’abord des chrétiens, les oblats se reconnaîtront en tout premier lieu comme membres de l’Eglise, vivant dans une attention particulière à l’esprit dans lequel elle vit : « Ainsi les oblats sont avant tout de vrais chrétiens ; leur vie est simplement la vie de la foi, leur esprit propre est uniquement l’esprit chrétien dans sa plénitude, autrement dit l’esprit de l’Eglise. » Dans le même sens, à la question « Quels sont ceux qui pourront être reçus ? », Dom Guéranger répond : « Tous ceux qui voudront vivre chrétiennement suivant ces règles. » et au chapitre « De l’habit des oblats » : « Ils porteront sous leurs habits un scapulaire noir et une petite ceinture de cuir, et ils ne se distingueront en rien à l’extérieur que par la simplicité et la modestie de leurs vêtements et de leur maintien. » Les termes de cette dernière description font incontestablement penser à la description de la vie des chrétiens dans l’Epitre à Diognète.
IV. Dom Guéranger et l’Eglise
Le statut des Oblats de S. Benoît
Il faut nous arrêter ici sur cette conception primordiale de Dom Guéranger. Toute sa pensée et toute son action trouvent leur origine dans une vision universelle de l’Eglise. Ce point a été remarquablement mis en valeur lors du dernier Colloque sur Dom Guéranger, à l’Abbaye Saint-Pierre de Solesmes du 4 au 8 avril 2005, à l’occasion du deuxième centenaire de sa naissance. Pour Dom Guéranger, l’Eglise est l’Epouse du Verbe incarnée, le Corps Mystique du Christ, autant de notions qui sont encore peu employées à cette époque et par rapport auxquelles le Concile de Vatican I tentera d’amorcer une réflexion. Ces thèmes doivent sûrement au renouveau de l’ecclésiologie allemande avec Moehler et aux propositions de La Mennais et de ses amis. L’Eglise est donc le prolongement historique de l’Incarnation du Verbe. S’il y a insistance chez Dom Guéranger sur la liturgie, c’est parce que les rites sont les signes visibles du Christ dans son Corps qui est l’Eglise. La liturgie est « le langage de l’Epouse du Christ. » Par ailleurs, Dom Guéranger se montre sensible à la grande Tradition patristique qui inscrit la vie de l’Eglise dans un enracinement auquel sa vocation l’incline à être attentif. La liturgie romaine soutient cet intérêt patristique plus alors que les missels des diocèses français dont il finit par dénoncer la modernité et la banalité de ton. Ainsi tant par la tradition que par la liturgie, Dom Guéranger souhaite élargir constamment sa pensée aux dimensions de l’Eglise aussi bien dans son profond enracinement historique que dans son universalité, sa catholicité. C’est pourquoi il se fera aussi l’ardent défenseur du ministère du Pape. Lorsque Dom Guéranger envisage sérieusement de restaurer le Prieuré de Solesmes, son propos est tout entier « au service de l’Eglise ». Il a le désir de fonder là une véritable université ou académie, de publier "un journal de la science ecclésiastique", de créer une imprimerie pour reproduire les éditions mauristes des Pères. Dom Guéranger souhaite donc servir l’Eglise en créant un lieu d’études saintes et de prières, notamment liturgiques dans l’esprit de la Règle bénédictine. Pour lui le monachisme comme on l’a déjà dit est une forme de vie chrétienne. Il n’y a pas du tout chez Dom Guéranger l’idée de reconstituer un monachisme d’une autre époque ; il est extrêmement sensible à un monachisme contemporain, inséré dans l’Eglise de son temps, pour être « prêt à rendre des services en tout genre dans la sainte liberté de l’Esprit de Dieu. Il est bien évident cependant que les services rendus viennent en second après l’engagement à la prière et à la vie fraternelle, c’est-à-dire au témoignage à l’intérieur du monastère. La vie monastique est comme le coeur du grand corps ecclésial. Pour Dom Guéranger, la vie de ce corps s’exprime et se déploie par la liturgie et l’étude comme activités principales. Mais ces deux domaines sont approfondis en rapport avec la vision de l’Eglise : un enracinement dans sa tradition antique afin d’être le plus universel possible et une liturgie demandée par Rome pour donner à l’Eglise de ce temps, une image la plus large possible.
V. L’Eglise et la société de la louange divine
Ce texte a aussi été rédigé quelque temps avant la mort de Dom Guéranger. Il n’était pas dans son esprit un règlement pour les oblats, mais un opuscule général pour tous ceux qui voulaient s’associer à la prière des moines. Cet ouvrage nous intéresse pour la théologie qui le soutient et qui confirme les réflexions précédentes. Le titre lui-même place en tête le souci de l’Eglise et non celui de la vie monastique prise pour elle-même. Le principe de l’Incarnation et de son prolongement dans l’Eglise est réaffirmé dès la première page. La communion ecclésiale est le meilleur moyen de rejoindre le Christ, époux de l’Eglise. C’est pourquoi Dom Guéranger prêche « la plus profonde soumission d’esprit et de coeur à cette Eglise sainte. » Et tout aussitôt, il met l’accent sur l’attention à la liturgie : les sept sacrements, le saint Sacrifice de la Messe « qui
est le même que celui de la Croix, la sainte communion que l’on ne doit pas isoler du saint Sacrifice et que l’on doit être empressé à fréquenter. Il recommande aussi une piété tendre et profonde envers la très sainte et immaculée Mère de Dieu. L’attention de Dom Guéranger à la Mère de Dieu et tout spécialement à son Immaculée Conception est à situer en étroite relation avec le mystère de l’Incarnation. Il préconise aussi une dévotion fervente envers les Anges, les Saints et la vénération des saintes Reliques et des saintes Icônes, ainsi que l’estime des pèlerinages. Enfin, pour s’unir à l’esprit de la sainte Eglise, les fidèles seront attentifs à honorer le pontife romain. Ils auront du respect et un esprit de soumission pour leur évêque. Et ils seront soucieux de contribuer à donner à l’Eglise des ministres capables d’instruire sur la doctrine, zélés pour le règne de Jésus-Christ et pour la sanctification des âmes. Après quoi, Dom Guéranger voulait re-situer à l’intérieur de cette démarche, l’état religieux, mais il n’eut pas le temps de le faire. Il revient donc sur la vocation chrétienne en général. Il demande que l’on ait une estime particulière pour le beau nom de chrétien et pour le « surnom » de catholique. Il appelle à préférer toujours, en fait de dévotions et d’objets du culte, ce qui porte l’empreinte du pouvoir céleste qu’exerce la sainte Eglise, avec une attention particulière au Calendrier liturgique. C’est pourquoi, Dom Guéranger propose une association de fidèles « afin d’aider à la conservation et à l’accroissement de cet esprit ecclésial. Cette association invite aux pratiques suivantes :
o La participation à la messe solennelle (avec communion si possible) pour les dimanches et fêtes en s’efforçant de pénétrer et goûter le sens, à en connaître l’antiquité et l’institution
o L’attention aux chants avec l’aide de traductions sans faire autre chose pendant la liturgie que de mettre tout son soin à la suivre en s’y unissant profondément par l’intelligence et le sens spirituel.
o La fréquentation des offices divins, spécialement les dimanches et jours de fête sous la forme des Heures canoniales telles qu’elles peuvent être célébrées selon la règle canonique en certaines églises comme la Cathédrale. Les associés alimenteront leur prière personnelle en se servant des prières de l’Eglise comme expression de leurs sentiments.
o La pratique de l’oraison mentale en vue de l’union à Dieu.
Dom Guéranger termine son opuscule en évoquant les différents temps liturgiques et leur apport spécifique. Ce texte est tout à fait instructif sur l’esprit que dom Guéranger souhaite voir régner chez les fidèles qui veulent s’unir à son projet d’association. Ce qui compte avant tout, c’est le témoignage de l’Eglise comme Corps du Christ prolongeant en ce monde le mystère de son Incarnation.
VI. Les oblats et la vie monastique aujourd’hui
La théologie de Dom Guéranger reste plus que jamais d’actualité. Le mystère de l’Eglise est au centre des préoccupations chrétiennes actuelles. La constitution Lumen Gentium consacre un chapitre entier à la sainteté pour tous. Le laïcat retrouve toute sa place dans la vie de l’Eglise et l’engagement spirituel reste un élément tout à fait capital dans la vie de tout chrétien. On peut même dire qu’aujourd’hui, nous sommes attendus sur le terrain d’une pastorale spirituelle pour laquelle les oblats de nos monastères peuvent être très moteurs. Pour faire droit aux différents niveaux d’association avec le monastère, je voudrais souligner l’importance du congrès des oblats bénédictins proposé par le P. Abbé Primat qui eut lieu en septembre 2005. C’est la première fois que des oblats bénédictins se sont ainsi retrouvés autour du Primat à Rome. Le caractère universel de cette expérience va bien dans le sens de Dom Guéranger même si ce dernier ne préconisait guère les réunions d’oblats. Si l’oblature est importante aujourd’hui, c’est qu’elle permet à certaines sensibilités d’être ainsi affermies dans la foi pour annoncer l’Evangile de Dieu en Eglise. Nous attendons de ce Congrès qu’il ouvre des perspectives sur l’oblature en relation avec la doctrine de Vatican II. Solitude et communion. L’oblat aujourd’hui est marqué par le fait que son association à une communauté monastique est une démarche individuelle mais aussi un témoignage communautaire. On sait que l’équilibre est difficile à tenir mais il est capital, car il y a là l’un des problèmes majeures de nos sociétés occidentales : la dimension individuelle de tout engagement est mise en avant et par ailleurs, la recherche de la communauté est constante sans pour autant toujours aboutir. Cette tension peut s’exprimer en termes monastiques : solitude et communion. Les oblats, dans la souplesse mais aussi l’exigence de leur engagement peuvent heureusement en témoigner.
Communautés d’Eglise.
L’une des questions majeures de la vie des Eglises aujourd’hui est celle du témoignage et de la pertinence des communautés chrétiennes. Les paroisses ne suffisent plus à ce témoignage. Il est nécessaire que la vie des communautés locales soit complétée par des ensembles plus larges. Il me semble qu’il y aura là un point à creuser. La communauté monastique pourrait faire partie d’un regroupement de chrétiens sur un territoire donné avec un témoignage commun où prêtres, diacres, laïcs, religieux, religieuses et moines joueraient leurs rôles respectifs mais avec un souci commun de témoignage évangéliques qui passerait aussi par des temps de prière communs ainsi que des temps d’approfondissement de la foi et de partage fraternels.
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